Tome #1
Censé lutter contre la menace terroriste, l’état d’urgence a d’abord permis de pourchasser, d’assigner à résidence, d’interdire de manifestations. Dans ses chiffres bruts, 4 200 perquisitions administratives, 710 assignations à résidence, 588 interdictions de séjour. Et seulement 0,3 % de ces mesures ont débouché sur des enquêtes policières pour fait de terrorisme. Alors si l’état d’urgence semble techniquement dérisoire, politiquement c’est un signe lourd envoyé à la population.
Créer un portfolio à partir de travaux de plusieurs photographes est un exercice compliqué. C’est en commun que nous l’avons composé car il est d’abord le résultat d’une rencontre, la nôtre. La plupart d’entre nous ne se connaissaient pas avant le printemps social de 2016. Pendant plusieurs mois, nous avons vécu au rythme des assemblées générales, de la Nuit debout, des manifestations, des occupations, des gaz lacrymo- gènes… Notre travail a consisté à témoigner de cette formidable mobilisation sociale ayant agité le pays plusieurs mois durant. Parfois pris pour cible par des manifestants hostiles au fait d’être photographiés, souvent pris pour cible par les forces de l’ordre tout aussi hostiles à notre activité, nous avons dû apprendre à veiller les uns sur les autres, à nous protéger collectivement. Des liens se sont créés.
Ce portfolio ne peut être exhaustif face à l’intensité de cette période, mais nous l’avons voulu le plus honnête possible au regard de ce que nous avons vécu. Une fois les premières sélections faites dans les séries de chaque photographe, nous avons réuni les images anonymement pour créer un ensemble visuel, un témoignage journalistique cohérent et harmonieux. Nous avons choisi de mettre en avant la diversité de ce qui nous a semblé être ce mouvement né de la contestation de la loi travail : des manifestations et des actions de protestation dans la rue, au sein des entreprises, dans les universités…
C’est donc pour faire «état» de cette diversité née dans « l’urgence » que nous avons retenu les images les plus fortes, tant par leurs qualités visuelles que pour le message qu’elles véhiculent.
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Vivre la ZAD Yann Levy
J’ai commencé mon travail sur Notre-Dame-des-Landes en juin 2016.
Ces photogra- phies sont nées d’une réflexion sur la vie quotidienne dans cet îlot de résistance qui se bat contre la construction d’un aéroport, contre Vinci et son monde.
La durée historique de cette lutte, les expérimentations sociales qui y sont menées et le combat contre la destruction de terres agricoles ont largement dépassé leur cadre initial.
Cette lutte pour Notre-Dame-des-Landes est devenue un champ d’expérimentation sociale unique en France.
C’est cette richesse que je souhaite montrer dans mon approche, en dehors de la lutte, des manifestations, des militants, des occupants devenus habitants et des habitants his- toriques qui y vivent au quotidien.
La ZAD est un lieu de résistance contre la destruction des terres agricoles, de la faune et de la flore qui l’entourent, mais c’est aussi un lieu de construction, et selon moi c’est ce qui est aujourd’hui le plus intéressant à explorer.
London Calling Julien Pitinome
L’espoir d’une vie meilleure inscrit sur les murs de Calais restera souvent sans réponse.
La route migratoire pour les réfugiés se termine au fin fond d’une décharge de zone indus- trielle de Calais surnommée « la Jungle ». Habitant dans le nord de la France, j’ai connu les différentes « crises migratoires » dans le Calaisis.
Je souhaitais documenter la dure réalité quotidienne subie par les réfugiés, ainsi que l’incidence des politiques de l’État sur la Jungle, ses habitants et son environnement.
Au bon vouloir des accords entre la France et l’Angleterre, les réfugiés s’entassent dans ce territoire enclavé au carrefour des moyens de transports les plus accessibles pour tenter le passage en Angleterre.
L’espoir renaît au son des « fajara » qui résonnent dans la Jungle quand un compagnon de route atteint la terre promise.
C’est sans compter sur la volonté des autorités françaises qui tendent à faire disparaître cet espoir ardemment conservé. Le 3 novembre 2016, la Jungle de Calais est rasée et vidée de ses occupants.
Territoires d’exil Valentina Camu
Le 2 juin 2015, les réfugiés établis au pied du métro La Chapelle à Paris sont évacués par les forces de l’ordre. Venus principalement du Soudan, d’Érythrée et d’Éthiopie, ils s’étaient installés voilà plusieurs mois sous le métro aérien, attendant de voir aboutir leurs demandes d’asiles ou de pouvoir circuler vers d’autres destinations (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Allemagne…). Après leur expulsion, plusieurs dizaines d’entre eux ont trouvé un refuge provisoire au bois Dormoy, un jardin partagé et autogéré par les habitants du quartier Marx-Dormoy, à Paris, dans le 18e arrondisse- ment.
Depuis le 9 juin, associations et riverains pallient au plus urgent et organisent une aide sommaire, apportant couvertures, matelas, repas, produits d’hygiène et soins de premières nécessités. Mais le 11 juin, une nouvelle expulsion a lieu. Obligés de quitter le bois Dormoy, ils s’organisent alors avec des militants et occupent une caserne abandonnée à Château-Landon, dans le même arrondissement. À l’extérieur, une forte mobilisation soutient les occupants qu’on essaie de déloger. Dans la nuit, ils seront évacués, et leur exil recommencera interminablement, du square Pajol (18e) au lycée Jean-Quarré (19e), qu’ils occuperont un temps, avant d’être une nouvelle fois expulsés.
En aventure Valérie Dubois
Parmi les mineurs isolés que l’on retrouve à Paris, beaucoup ne sont pas des réfugiés fuyant une zone de conflit. Si leur vie n’est pas facile au pays, leur «aventure» n’est pas la fuite.
La pauvreté et l’absence de perspectives, superposées à l’étalement des richesses et à l’injonction de réussite de notre monde de communicants connectés, auront nourri leurs frustrations et gonflé leur motivation. « Partir en aventure », c’est partir plus tôt pour réussir plus tard. Leur quête de bonheur a rendu certains de ces enfants prématurément adultes et les a amenés à prendre leur destin en main. Avec beaucoup de courage, d’enthousiasme et de naïveté, ils se sont lancés dans le grand voyage…
Ils sont partis en aventure parce que, comme tout adolescent, ils ont be- soin de rêver, de se tester, de se projeter; à leur âge, on se sent capable de tout. Ils sont partis en aventure parce que d’où ils venaient ils avaient l’assurance qu’aucune opportunité ne leur permettrait de se mesurer au monde et de prendre conscience de leur valeur. Ils sont partis dans une quête initia- tique, pour se connaître dans un monde qui leur paraît plein de promesses.
Drissa et Keita Y. viennent du Mali et ont mis plusieurs mois à atteindre la France en passant par l’Algérie, le Maroc et l’Espagne, par le redouté grillage de Melilla. Keita F., victime de l’arnaque du « recruteur de jeunes talents du foot », est arrivé de Côte d’Ivoire en avion et s’est retrouvé livré à lui-même une fois à l’aéroport.
Le chemin fut long ou hasardeux, dangereux parfois douloureux, et l’accueil parisien glacial. C’est dans la rue par une nuit de décembre que je les rencontre et que je commence à raconter leur histoire parisienne, où l’administration n’aime pas l’«aventure» et où l’Erasmus du pauvre n’est pas prêt de se mettre en place. Les dangers de la route, la lourdeur administrative et l’attente infinie n’auront pas eu raison de leur patience ni de leur motivation.
Au nom du frèr Nnoman
Le 19 juillet 2016, la terrible nouvelle tombe et me frappe au cœur : un jeune est mort entre les mains des gendarmes à Beaumont-sur-Oise.Ce jeune, c’est Adama Traoré.
Son nom vient s’ajouter à la liste déjà trop longue de ceux qui sont morts entre les mains des forces de l’ordre.
Adama fêtait ses 24 ans ce jour-là, avant de finir sa vie, menotté dans un fourgon de la gendarmerie, pour le seul tort d’avoir couru afin d’échapper à un contrôle d’identité, parce qu’il n’avait pas ses papiers sur lui.
Il était nécessaire de donner la parole aux proches, à celles et ceux qui doivent vivre avec la perte d’un être cher et rester pourtant assez forts pour créer une mobilisation.
L’importance de les rendre visibles à travers leur combat pour la justice et la vérité fut pour moi une obligation morale. J’ai essayé d’être présent pour me faire l’écho de cette mobilisation pendant, et en parallèle, des temps médiatiques.
Quand une famille souffre et lutte pour obtenir la vérité et la justice face à la police, c’est un combat quotidien, souvent loin des caméras.